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Mise au point  sur les polémiques contre Le Corbusier

Mise au point
sur les polémiques contre Le Corbusier

Tantôt considéré comme fada, tantôt considéré comme bolchevique, de son vivant, Le Corbusier a essuyé nombre de polémiques qui se poursuivent encore aujourd’hui.

La Fondation, dépositaire du droit moral de Le Corbusier, a toujours refusé de verser dans l’hagiographie mais souhaite rendre pleinement compte de la nature de l’homme et de son œuvre. 

Elle déplore néanmoins les usages partisans, délibérément polémiques, non historiques, de propos contenus dans sa correspondance privée et délibérément arrachés de leur contexte. Ils ne restituent en rien la pensée pleinement humaniste du projet sociétal, architectural et urbain de Le Corbusier.

Face à la complexité des accusations, il existe bien évidemment des réponses scientifiques, argumentées d’historiens et de spécialistes (comme précisé en bibliographie), mais nous proposons toutefois ici des éléments de réponses aux polémiques qui entachent Le Corbusier.

Pour aller plus loin... réponses d'historiens

  • RÉMI BAUDOUÏ :  historien, urbaniste et politiste. Il est docteur de l’Institut d’urbanisme de Paris et docteur de l’Institut politique de Paris. Professeur honoraire de l’Université de Genève, il est actuellement professeur à l’Université de Grenoble-Alpes. Il a travaillé sur la modernisation et la modernité de la France des années 1920 jusqu’à aujourd’hui.
    • R.Baudouï et A.Dercelles, « Haro sur le Corbeau… » in R.Baudouï, (dir.) Le Corbusier, 1930-2020 Polémiques, mémoire et histoire, Paris, Taillandier, 2020
  • ANTOINE PICON : historien de l’architecture et des techniques des XXe et XXIe siècles, directeur de recherches à l’École nationale des ponts et chaussées et professeur à la Graduate School of Design de l’Université Harvard
  • JACQUES SBRIGLIO : architecte et urbaniste, il dirige l’agence sbriglio.architectes qui intervient dans les domaines du projet urbain, de l’architecture et de la scénographie.

En tant qu’historien ayant travaillé sur l’engagement des intellectuels, la question du fascisme et la construction socio-politique de la mémoire, je propose un petit exercice d’élucidation et de réfutation de la nouvelle doxa noire frappant Le Corbusier. Il s’agit donc de dévoiler les biais de la stratégie de dénonciation en cours et de proposer un schéma contre-argumentatif. Entre le mythe et le contre-mythe en émergence, il me paraît utile de réintroduire la polémique dans un régime d’historicité qui permet une nécessaire et salutaire mise à distance. Non pas pour défendre Le Corbusier et sa mémoire (je n’entre pas dans la catégorie des admirateurs du « Maître ») mais pour défendre une certaine éthique de la critique.

Robert Belot in Le Corbusier fasciste ? Dénigrement et mésusage de l’histoire, Paris, Hermann, 2021

ROBERT BELOT :  historien spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la France sous l’Occupation et de la construction socio-politique de la mémoire.

« Le propre des entreprises de disqualification tient en cette liberté (licence, parfois) qu’elles s’arrogent de ne pas considérer la complexité de la réalité et de ne pas rendre compte des contradictions qu’elle provoque. […] Comment peut-on décréter que sa pensée relève des idéologies anti-humanistes alors que Le Corbusier n’a cessé de proclamer que son ambition ultime était organisée autour d’un « programme exclusivement humain, replaçant l’homme au centre de la préoccupation architecturale » et en faisant du logis un des fondements des droits de l’Homme ?

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Comment peut-on l’accuser d’antisémitisme organique alors que l’extrême droite d’avant-guerre le présente comme étant l’incarnation de « l’anti-France » parce qu’il serait au service des « métèques » et de la « juiverie internationale » ?
Pourquoi ce bruit envahissant autour du vichysme supposé de Le Corbusier (qui n’y a exercé aucune responsabilité et n’a reçu aucune commande) fait-il tant contraste avec un silence sur son maître, Auguste Perret, membre du comité d’honneur de l’exposition Arno Brecker en 1942, élu à l’Académie des Beaux-Arts en 1943, apprécié par les deux directeurs des Beaux-Arts successifs) membre influent de l’Ordre des architectes (un ordre fondé par Vichy et qui ne fut pour ainsi dire pas « épuré » à la Libération) ?
Comment peut-on avoir été « pro-nazi » et « collabo » et avoir été célébré comme une des figures du renouveau de la France par un pouvoir issu de la Résistance ?
Ce sont ces contradictions qu’il est tentant de mettre à jour et de tenter de dénouer. »

Robert Belot in Le Corbusier fasciste ? Dénigrement et mésusage de l’histoire, Paris, Hermann, 2021

« Le Corbusier a connu de grands rivaux, dont quelques-uns nous font l’honneur d’être présents, et les autres sont morts. Mais aucun n’a signifié avec une telle force la révolution de l’architecture, parce qu’aucun n’a été si longtemps, si patiemment insulté.
La gloire trouve à travers l’outrage son suprême éclat, et cette gloire-là s’adressait à une œuvre plus qu’à une personne, qui s’y prêtait peu. Après avoir pendant tant d’années pris pour atelier le large couloir d’un couvent désaffecté, l’homme qui avait conçu des capitales est mort dans une cabane solitaire. »

André Malraux, Oraison funèbre à Le Corbusier — 1er septembre 1965, Cour carrée du Louvre, Paris

Le Corbusier est-il le père des HLM et des grands ensembles ?

Parmi les attaques fréquentes, celle qui fait de Le Corbusier le père des HLM, des grands ensembles ou des tours en béton des cités, est l’une des plus récurrentes. Au-delà d’un amalgame stérile entre unité d’habitation et grands ensembles, il y a une méconnaissance profonde du projet de Le Corbusier pour l’habitat collectif et social.


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L’unité d’habitation de Marseille, est construite dans le contexte de la reconstruction d’après-guerre et un besoin urgent de reloger la population. Pensée dès la fin 1945 et livrée en 1952, ce bâtiment, cette « cité radieuse », comporte pourtant des caractéristiques que très peu d’immeubles collectifs possèdent, y compris encore dans les années soixante-dix ou quatre-vingt :  appartements traversants pour disposer d’un éclairage naturel toute la journée, isolation phonique et thermique (présence de double vitrage), des rues intérieures pour faciliter la circulation et la vie des habitants, rue commerçante, école, garderie… L’unité d’habitation telle que conçue par Le Corbusier fonctionne comme un « village vertical ». Aujourd’hui ce sont quelques 4 000 personnes qui vivent dans ces immeubles de Marseille à Berlin, et aucun d’eux n’a jamais eu la sensation de vivre dans une « cage à lapin » !

« Mais c’était un immeuble expérimental d’une autre manière d’habiter, en prenant en compte la poésie, le jeu de l’espace, autrement dit l’harmonie, l’harmonie qui pèse sur l’homme, qui pèse sur son bonheur. Et puis la liberté du plan aussi, parce que les moyens modernes nous la donnent. L’ouverture vers la lumière, la vie familiale où la cuisine est en liaison directe avec le séjour et où l’on peut converser avec sa famille, avec ses amis, enfin une vie très conviviale au fond. »

 

Charlotte Perriand à propos de l’Unité d’habitation de Marseille, Du côté de chez Fred, 1989

Le Corbusier était-il fasciste ?

« N’a jamais fait de politique, mais fut souvent accusé alternativement, selon les besoins, de communisme et de fascisme »

Le Corbusier, 6 février 1941

Nous pourrions nous contenter de balayer cette accusation en convoquant l’universalisme de son œuvre, son atelier d’architecture cosmopolite et multiconfessionnel, ses amitiés, son goût immodéré pour les arts premiers, à la marge, que d’aucuns qualifiaient de « dégénérés » mais face à la fréquence de cette attaque nous préférons rappeler certains faits.

Le Corbusier n’a jamais été encarté, n’a jamais appartenu à un parti politique ni même à un quelconque groupuscule. De la même façon que les communistes ont souhaité s’emparer de l’œuvre de Le Corbusier (dont le projet de la Ville Radieuse), certains fascistes ont apprécié l’intérêt et la réflexion qu’il portait à l’organisation de la ville et de l’habitat.

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Il est possible de pointer chez Le Corbusier un rejet du parlementarisme, voire un goût pour l’autoritarisme (fréquent après la crise de 1929) qu’il ne faut en aucun cas confondre avec le fascisme, idéologie dans laquelle l’œuvre et la pensée de Le Corbusier sont totalement indissolubles.

On compte dans son entourage un très grand nombre de figures humanistes : Jean Cassou (qui cofonde le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes), Fernand Léger, Paul Otlet, Jean Zay, Jean Lurçat, Louis Aragon, Pablo Picasso, Romain Rolland. Et même si Le Corbusier a pu attirer à lui quelques sympathisants fascistes, c’est le cas de Philippe Lamour qui fit parti des Faisceaux mais s’attaqua à l’antisémitisme de Céline et sera un grand résistant de la première heure, il faut souligner qu’il n’a jamais embrassé les idées du fascisme.

 

« Et grâce également à tous les jeunes qui étaient des étrangers, qui venaient de tous les pays du monde, travailler chez lui, parce que chez lui, il trouvait non seulement l’architecture, mais pas du tout une notion de ce XXe siècle et de ce XXIe siècle, une projection vers l’avenir qui dépasse le monument même de l’architecture. C’est-à-dire une société, c’est un nouvel humanisme aussi. Et c’est ça le Corbusier. »

Charlotte Perriand à propos de Le Corbusier, Du côté de chez Fred, 1989

 

  • Jean-Louis Cohen (1949-2023) : architecte, docteur en histoire de l’art, et professeur d’histoire de l’architecture à l’Institut des Beaux Arts de l’Université de New York
    • Tribune dans Le Monde, « Le Corbusier, fasciste ou séducteur ? »
  • Paul Chemetov (1928-2024) : architecte et urbaniste, Grand prix national d’architecture
    • Article dans Le Monde « Le Corbusier, faciste ou démiurge ? »

Le Corbusier et Vichy

« Adieu cher merdeux Vichy ! »

Le Corbusier au Père Bordachar, 1er juillet 1942

Le Corbusier s’est rendu à Vichy, comme de très nombreux architectes français, mais il la quitte avant le retour de Laval au pouvoir, donc avant la collaboration active de l’État français avec le régime nazi (Rafle du Vel’ d’Hiv, STO…). Considéré comme communiste, il est cantonné à des sous-commissions architecturales sans pouvoir.

À partir de juillet 1942 Le Corbusier se projette dans la reconstruction (les projets de l’ASCORAL, etc.), dans l’après-guerre et comprend que l’avenir est incarné par le Général Charles de Gaulle.

À la libération, n’ayant jamais été collaborateur, il est sollicité par les communistes et les anciens résistants (le ministre Eugène Claudius-Petit, François Le Lionnais, Henri Maux, Jean Prouvé…) pour entrer au Front National des Architectes (FNA), émanation du Front National de Lutte pour la libération et l’Indépendance de la France. Ses idées développées durant la seconde Guerre mondiale seront par ailleurs reprises par le Conseil National de la Résistance et il sera appelé pour la reconstruction de la France. En 1964 il devient Grand-Croix de la légion d‘honneur avec l’appui d’André Malraux et du Général De Gaulle.

Le Corbusier était-il antisémite ?

« Le résultat, on l’a vu : la Tchéco vilipendée, massacrée. Puis les Juifs traités comme on n’aurait jamais osé l’imaginer. »

Le Corbusier, lettre à sa mère, 18 novembre 1938

En public, Le Corbusier n’a jamais tenu de propos antisémites. À l’inverse, ses conférences publiques témoignent qu’il n’a jamais discriminé les juifs. Ses détracteurs pointent du doigt les quelques propos de nature antisémite contenus dans sa correspondance privée de jeunesse que la Fondation avait elle-même publiée et rendue publique. Il est juste de s’émouvoir de ce vocabulaire, lié à un contexte historique, celui de l’antisémitisme européen d’avant la seconde guerre mondiale, dans la droite lignée de l’affaire Dreyfus.

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Il faut également avoir à l’esprit le contexte particulier de la Suisse dans le domaine de l’exercice de la religion. La liberté du culte juif n’est accordée et garantie que depuis la loi de 1874 sur la liberté religieuse. C’est donc bien avec les révisions constitutionnelles de 1866 et celle de 1874 que les juifs parviennent à obtenir des droits identiques aux populations suisses chrétiennes. Avec l’émancipation, les communautés juives qui étaient jusque-là plutôt rurales s’établissent en ville et participent progressivement de l’essor économique national. Genève, Bâle, Zurich, La Chaux-de-Fonds…bénéficient de l’arrivée des juifs alsaciens allemand rejoints ensuite par les juifs d’Europe orientale. A la veille de la 1ère guerre mondiale la population juive comprend que 20.000 personnes. Mais les réussites sociales individuelles suscitent des vagues d’antisémitisme. Ces dernières se développeront conjointement à un anti-marxisme facilitées par les déconvenues de l’horlogerie chaux-de-fonnière. De 1918 à 1945, de nombreuses politiques restrictives quant à l’accueil des populations émigrées font jour. Il est recommandé de ne plus laisser entrer de juifs d’Europe orientale.

Dès le milieu des années trente, Le Corbusier a accueilli des architectes juifs dans son atelier, que ce soit Shlomo Bernstein ou Sam Barkai, architectes réfugiés en Palestine sous mandat britannique. Il n’a jamais effectué de ségrégation dans le recrutement de ses collaborateurs. Il a au contraire fait de son atelier un lieu cosmopolite et multiconfessionnel. Nombre de ses clients sont juifs (Schwob, Stein, Lipchitz, Ditisheim,…) ainsi que ses collaborateurs (Julius Posener…). Il développe aussi de nombreuses amitiés avec des juifs (Jean Badovici, Lucien et Judith Hervé, Lucien Schwob, Saul Steinberg, Marcel Levaillant dont l’amitié court de son enfance à sa mort…) ou encore Anna Gutman, épouse d’André Gutman, Président du nouveau cercle juif de La Chaux-de-Fonds (dont Le Corbusier sera adhérent de 1914 à 1917) qu’il considérait comme une amie précieuse. A de nombreuses reprises Le Corbusier manifeste sa reconnaissance envers ses clients juifs de La Chaux-de-Fonds.

Conscient des violences faites aux populations juives dans l’Europe de la fin des années trente, il intervient, le 21 février 1939, Le Corbusier revient sur cette question lors d’une conférence pour l’association juive « Notre Cité » devant la jeunesse juive de France. Marqué par la Shoah après 1945, il soutient activement la Ligue Française pour la Palestine Libre, association de gauche, qui milite pour la création d’un état juif. Il signe en 1947 son « Appel au Peuple britannique ». Il en sera remercié par son Président Henri Dillot.

À l’occasion de l’exposition universelle de 1958, Le Corbusier rend compte de son émoi en rappelant la tragédie des camps d’extermination à travers son Poème électronique projeté au cœur du Pavillon Philips.